Il y a dans sa manière de jouer quelque chose qui résiste au spectaculaire, une forme d’opiniâtreté calme et résolue. Devant la caméra, elle ne cherche pas à occuper l’espace, elle capture l’attention par l’intensité discrète de son regard franc et droit. Depuis son César pour Jusqu’à la garde (2017) de Xavier Legrand, jusqu’à ses rôles récents dans Close (2022) de Lukas Dhont ou L’été dernier (2023) de Catherine Breillat, elle déploie son jeu à la manière d’un espace de résistance dans des registres variés où l’on perçoit le même élan vital.
Cette singularité se déploie au sein de deux films présentés au Festival de Cannes 2025 : L’intérêt d’Adam, deuxième long métrage de Laura Wandel, sélectionné à la Semaine de la Critique, et Dossier 137 de Dominik Moll, en compétition officielle. Sans avoir de similitudes dans leur forme ou leur rythme, ces deux œuvres poursuivent un même mouvement au sein desquels Léa Drucker incarne l’élément révélateur d’un monde où la frontière entre responsabilité et impuissance devient chaque jour plus poreuse.
Dans L’intérêt d’Adam, elle est Lucie, infirmière expérimentée, confrontée au quotidien à de nombreuses situations complexes au sein des urgences pédiatriques. L’une d’entre elles va la rendre particulièrement vigilante : un petit garçon nommé Adam (Jules Delsart) est admis de toute urgence pour un grave cas de malnutrition. La justice a ordonné son retrait immédiat du foyer parental mais sa mère (Anamaria Vartolomei) – visiblement désorientée mais seul parent présent – refuse catégoriquement de quitter la chambre d’hôpital de son fils, s’accrochant à lui comme à une bouée de sauvetage. Lucie se retrouve de fait en charge de l’exécution de la peine qui prend des airs de cas de conscience.
Léa Drucker porte sur ses épaules et sur son visage tous les parcours cabossés de ces enfants dont les parents n’ont pas su / pu élever. Avec une délicatesse touchante et sans apitoiement aucun, elle parvient à combler un certain nombre de manquements de l’hôpital, accablé par le manque de budget et de personnels. Elle développe des trésors d’ingéniosité et fait le lien entre tous, se glisse dans les interstices de chaque règle, anticipant les manquements des adultes et redonnant un peu d’air à ceux qui croisent sa route. Durant les quelques instants passés en sa compagnie, on partage momentanément son imposante charge mentale, qui est celle des personnels médicaux consciencieux qui n’ont pas pu se résigner à l’époque délétère pour le service public hospitalier et ses patients.
Dans ce film resserré d’une heure treize sans temps mort, on ne s’éloigne que très rarement des couloirs de l’hôpital permettant ainsi à Laura Wandel de filmer au plus près ses acteurs, caméra à l’épaule pour capter un signe de fatigue, une respiration inhabituelle ou un regard fuyant, en somme la partie émergée de l’iceberg de ce qui se trame ici. Ses choix d’une mise en scène immersive font ainsi indirectement affleurer les lignes de fracture entre deux logiques contradictoires : l’une médicale et humaine — et l’autre, juridique et comptable.
Ce dispositif instille un rythme où l’intranquillité domine sans pourtant verser dans le spectaculaire. Léa Drucker s’y inscrit avec une justesse rare, ne surjouant pas l’autorité, restant toujours disponible et sur le qui-vive. On ressent avec elle, à chaque plan, le poids des années dans le service, les réflexes professionnels et aussi, les doutes qui l’étreignent. Sa voix est douce mais ferme, ses gestes sont précis voire automatiques pour gagner quelques précieuses secondes. À elle-seule, elle incarne cette ligne de fracture.

Avec Dossier 137, le registre change mais le trouble persiste. Cette fois, Léa Drucker est Stéphanie, enquêtrice à l’IGPN chargée de démêler les responsabilités autour d’un tir de LBD qui a grièvement blessé un jeune homme, en marge d’une manifestation des « Gilets Jaunes ». Happée par une affaire aux profondes ramifications, elle se retrouve prise entre le marteau et l’enclume, tiraillée par un lien inattendu avec le dossier qui vient complexifier l’affaire. Dominik Moll orchestre la mise en scène avec une rigueur presque chirurgicale : plans fixes, neutralité du cadre, utilisation de vidéos de surveillance et de smartphones. Sans surenchère dramatique, il établit minutieusement son récit avec retenue et parcimonie, ce qui lui permet d’accentuer aisément la tension par petites touches : chaque hésitation, déni ou contradiction étant scruté avec attention. Dominik Moll ne cherche pas à démontrer la culpabilité mais préfère prendre le temps d’établir la chaîne de responsabilité de chacunes des parties prenantes, mettant en lumière les points de frictions. C’est dans cet interstice que Léa Drucker vient jouer sa partition. Son jeu tout en intériorité donne chair aux problématiques en présence et en particulier au conflit de loyauté auquel elle se trouve confronté. Poursuivant son travail avec assiduité, elle pose ses questions lors des interrogatoires comme on répète un rite, sans se départir de sa rigueur tout en laissant quelque chose se troubler imperceptiblement dans son regard. Sans qu’elle ait besoin de les exprimer, on perçoit ses doutes et son malaise face à l’Everest qui commence à se dessiner devant elle. Ici aussi, son personnage se confond avec la lutte intérieure et morale qui l’étreint, prenant les atours d’un manifeste politique silencieux. À travers un récit habilement construit et soigneusement documenté, Dossier 137 ne s’attarde pas sur la fibre spectaculaire d’une injustice criante pour aller chercher en profondeur les raisons plus prosaïques qui ont mené à ce drame. Se faisant, le long métrage documente les effets pernicieux de ce système pernicieux qui vient peu à peu miner la conscience des représentants de l’ordre, soucieux de mener à bien leur mission.
Ces deux rôles, à distance l’un de l’autre par la forme, mais profondément reliés par la tension morale qu’ils creusent, achèvent de faire de Léa Drucker l’une des voix les plus essentielles du cinéma français actuel. Elle impose une idée du jeu comme espace de résistance — contre l’indifférence, contre le manichéisme et l’injustice dans un monde trop vaste et complexe pour être transformé seul depuis l’intérieur. Par sa participation à ces deux films, elle signe un double geste d’engagement, loin des grands discours politiques flétris de promesses désincarnées. Avec retenue et justesse, elle rappelle que le cinéma peut encore donner du sens aux gestes et aux silences qui, à force de persévérance, finissent par produire leurs effets.

